Mon petit plaisir du soir

william1941 a écrit:Nous avons tous un regard différent sur nos pipes.


LES VIEILLES PIPES


Je n’aime pas les pipes neuves :
Leur regard est indifférent.
Les anciennes on l'air de veuves
Se souvenant du bon vieux temps.
 
Les brûlures de leur fourneau
Semblent les taches d’un vieillard .
Et leur bol, aux reflets porto,
Ont comme un tendre et doux regard.
 
Leurs odeurs sont hospitalières,
Comme celle du marc vieilli .
Leur prise aux dents est familière.
Elles les ont tant accueillies.
 
Les doigts glissent sur leurs rayures,
Car leur bois n’a plus de secret ;
Le temps a poli leurs blessures,
Pour nous éviter les regrets.
 
Des voix chères dorment en elles.
Et quand leur fumée m'étourdit,
Un souffle d’âmes fraternelles
Remue en moi les anciens ris.
 
J’aime leur foyer noir de suie,
Et ces volutes qui dans l’air,
Par grand soleil ou sous la pluie 
M'ont suivi, été comme hiver.
 
Leur lentille au bout du bec biaise
Mais garde son relief dodu,
Et le tenon dans sa mortaise
Rêve des filtres qu'il n'a plus.
 
Tabacs. Pincées, que les doigts comptent
En les pressant de haut en bas.
Elles en savent tous les contes,
Les ayant reçus tant de fois.
 
Comme ces servantes âgées
Qui œuvrent avec entêtement,
Elles apportent à nos pensées
Des images des jours d'antan.
 
Et quand tout sera consumé,
Les souvenirs du temps passé
Partiront avec la fumée.
Ils auront péri tout à fait.
 
A la main, chaude, laborieuse,
Elle soutient comme autrefois
La race, inquiète et rieuse,
Des fumeurs de pipes de bois.
 
J’aime surtout, la forme ronde
Venant en paume se nicher,
Pour y faire passer les ondes
Que son bois a gardé cachées.
 
J'aime l'anneau de métal pâle
Terminant la tige allongée,    
Où le tenon, un peu ovale,
Garde droit le bol usagé.
 
Elle ne rompt pas sous la charge.
Pourtant, souvent ses flancs blessés
Cachent les morsures trop larges
Que les années y ont laissées.
 
Par une force qu’on ignore
Au plus profond de son culot,
Le bois au grand cœur tient encore
Attendant toujours le perlot.
 
Mais les années passent, sauvages,
Rongeant le bois comme par jeu.
Un jour, dans un dernier outrage,
Un ingrat met la pipe au feu.
 
Si par malheur il livre aux flammes
Une pipe du temps passé,
Le fumeur voit brûler une âme
Dans des éclairs bleus et glacés.
 
Lorsque ses cendres seront mortes,
Mourra, entre mille autres noms, 
Le souvenir de l'âme forte
Qui lui donnait de l'affection.